CHAPITRE XVIII
Le capitaine d’escadre Gof Vrilof détacha son regard de l’écran de contrôle, encore médusé par ce qui venait de se passer. Un éclair aveuglant, et puis plus rien. Le satellite désaffecté s’était désintégré et malgré la distance, tout le vaisseau en avait tremblé jusque dans ses armatures.
— Par exemple, qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il à Syr Galben.
Celui-ci lissa pensivement ses nattes et haussa ses épaules.
— C’est cet imbécile d’Angam Weisse. Il a tout fait sauter, et lui avec…
— Peut-être pas, si comme vous le dites c’était un pilote expérimenté.
— Oui, mais cela remonte à une vingtaine d’années.
— On ne perd pas certains automatismes. Nous allons nous rendre compte avant de contacter le Commandeur Général de Xuban. Il sera certainement très surpris d’apprendre le complot qui s’était ourdi dans son dos, ce vieux singe…
Galben se garda bien de donner son avis à ce sujet. Il se souvenait de ce que Weisse pensait, concernant la responsabilité du Commandeur, et qui se résumait par une simple question comment diable Lod Baney avait pu agir de la sorte, en manipulant tout cet effectif, à l’insu du Maître de Xuban ? C’était impensable. Il fallait que celui-ci fût au courant du moindre détail. Sans sa bénédiction, une telle entreprise n’aurait jamais pu voir le jour… Galben donna l’ordre de conserver le cap en réduisant la vitesse. Le combat singulier qui avait opposé son cargo à l’escorte de Baney lui avait coûté deux réacteurs et de très nombreuses avaries, notamment des brèches qui contraindraient très certainement à une immobilisation dans un quelconque atelier spatial. Rien que cela faisait enrager le trafiquant. A fortiori la présence à son bord de Vrilof, de l’escadre de Killion II n’avait pas l’heur de le rasséréner… Weisse n’avait pas menti. Ce damné avait bien réussi à contacter par radar les Mondes Extérieurs, et Galben, au beau milieu de l’échauffourée, avait vu une demi-douzaine de solides astronefs de guerre surgir et mettre en déroute sur-le-champ ses adversaires. La moindre des politesses avait été d’inviter le capitaine sauveur à bord. Gof Vrilof s’était aussitôt enquis de la présence d’Angam Weisse. Galben avait expliqué ce qu’il en était, avec les cassettes vidéo-psy à l’appui. Décision commune avait été prise alors de faire route sans plus tarder en direction d’Epsilon…
— Je ne comprends toujours pas comment vous avez pu nous rejoindre aussi facilement, marmonna Galben à l’intention de l’homme de Killion II.
— Weisse nous avait transmis les coordonnées du rendez-vous au quartier général militaire de ma planète, qui m’en a fait part aussitôt. Je me trouvais aussi à ce moment dans le Système de Lûl. Une chance…
— Comme vous dites… Que va-t-il se passer, maintenant ?
— Deux éventualités se présentent. Une, nous retrouvons Weisse dans cette mer de débris, vivant, et en état de témoigner pour vous et de ce qu’il a vu sur Epsilon… Aussitôt, nous faisons ouvrir une enquête pour dégager les responsabilités et une visite sur Xuban s’impose. Deux, Weisse est mort et personne ne peut dire de quel côté vous vous trouvez… Je vous laisse deviner la suite…
— Autrement dit, je suis soit un héros interplanétaire, soit le dernier des brigands ? Mais je me demande vraiment ce qui m’a pris de me mêler de toute cette stupide et grotesque histoire ! Et pourquoi la parole de ce prévôt dévoyé prévaudrait-elle sur la mienne, capitaine ?
— Oh, mais elle n’aura de valeur qu’à une seule condition, répliqua sèchement Gof Vrilof qui semblait parfaitement connaître son répertoire juridique.
— Laquelle.
— Eh bien, priez le dieu des trafiquants pour qu’on retrouve la boîte noire de son appareil, avec le film du vol qui doit l’accompagner…
— Vous êtes bien un flic, ça, aucun doute…
Et Galben se tut, en proie aux plus grandes inquiétudes concernant les chances qu’il avait de s’en tirer dignement devant un tribunal des Mondes extérieurs… – Oh Weisse, Weisse, si par malheur tu m’as fourré là-dedans sans rien faire pour m’en sortir… songea-t-il, menaçant et priant à la fois.
— Hey, qu’est-ce que c’est cet éclair, là-bas ? s’écria soudain Vrilof qui avait repris l’observation des écrans de contrôle. Vous n’avez rien vu ? ajouta-t-il à l’adresse des techniciens.
— Une étoile filante, railla l’un d’eux.
Vrilof s’empara d’un micro et contacta ses autres vaisseaux qui escortaient le cargo. La même réponse lui fut faite, mais il n’en fut pas davantage convaincu.
— Les radars ne signalent rien ?
— Rien de plus qu’une flopée de débris dus à l’explosion. C’est une vraie poubelle, que ce coin ! lança une voix au milieu du bourdonnement de la salle de contrôle, transformée en véritable ruche pour l’occasion…
— Pas l’ombre d’un vaisseau, dit Vrilof sombrement à Galben. Il a sauté, voilà au moins une évidence. Il s’est fait souffler par l’explosion qu’il avait lui-même provoquée. Il n’a pas dû cabrer l’appareil assez vite…
— Il s’est peut-être éjecté, avança Galben sans conviction.
— Si c’est le cas, il va être dur à repérer dans cette fosse à immondices… Il disposait de fusées ?
— Oui.
— Quand bien même… Il a pu dériver sur des kilomètres depuis le temps. Il faut nous déployer, couvrir un maximum d’espace, ordonna-t-il dans le micro à l’intention de l’escadre. Eh, regardez là-bas, dans le coin gauche de l’écran ! Je n’avais pas rêvé, vous parlez d’une étoile filante… C’est une fusée d’appel !
– Repéré, répondit quelqu’un.
— Alors droit dessus !
Galben en personne bondit aux commandes et vira dans la direction indiquée…
Une bouffée d’espoir incontrôlable submergea Angam Weisse, quand il comprit que l’escadre avait bifurqué dans sa direction. Il se mit à hurler sous son casque, sans réfléchir et à agiter tous ses membres en un étrange ballet frénétique. Il dérivait depuis près de deux heures, corpuscule parmi des milliards d’autres, s’efforçant de vider son esprit de la panique qui tentait de s’y insinuer lentement. Car pouvait-il exister de mort plus atroce et plus longue que celle-là, dans cette effarante solitude… Weisse en était au stade où il regrettait d’avoir quitté son vaisseau et envisageait la perspective du suicide… Avant que le miracle ne se produisît. Au milieu d’un tel dépotoir, l’escadre aurait fort bien pu tourner des heures autour de lui sans l’apercevoir. Heureusement, il y avait les fusées de secours. Weisse n’en tenait plus qu’une à la main. Quand il jugea que ses sauveurs ne pouvaient plus le manquer, il l’enclencha et la laissa filer, porteuse de tous ses espoirs.
— Ne craignez rien, vous êtes repéré. Ici Syr Galben, vous êtes repéré… »
Et la voix était bien celle du trafiquant et le naufragé reconnut le cargo Kam IV avec une joie indicible… Il pleura presque, et la folie se retira à pas de loup… Il fut hissé à bord moins d’une vingtaine de minutes plus tard. Il eut le temps d’entrevoir le visage de Myra penché au-dessus de lui, et puis s’évanouit…
Il fut rapidement conduit dans une cabine et étendu sur une couchette.
— Il a été sérieusement choqué, dit Vrilof. J’espère qu’il…
— Sacré Weisse I Sacré Weisse, s’exclama soudain Galben en l’interrompant. Regardez, il a récupéré la boite noire. Elle est là, sous la combinaison… Il aura fini par aller au bout de sa folie !
— Espérons que cela ne lui sera pas fatal. Avez-vous un médecin à bord ?
— Conventionné ou pas ? railla le pirate.
Vrilof haussa les épaules et en fit venir un de ses vaisseaux. Angam reprit connaissance quelque temps après. Myra était auprès de lui.
— OÙ est Mak ? s’informa-t-il.
— Il mange avec l’équipage.
— Il n’a rien ?
— Nous pourrions être plus salement amochés… Mais il n’y avait aucun reproche dans sa voix. Il ne savait pas quoi dire et ne songeait même pas à se faire pardonner, en vérité.
— Baney est mort ? demanda-t-elle.
— Oui. Il s’est suicidé quand il a compris que tout était perdu. Il savait que j’aurais été prêt à me faire sauter avec mes bombes pour parvenir à mes fins. Il n’a pas voulu voir ça. Sa dernière lâcheté…
— Le capitaine de l’escadre de Killion II a examiné toutes les preuves, y compris l’enregistrement filmé de la boîte noire. Il a déjà contacté son gouverneur. Une enquête va être ouverte. Bien des choses ont changé dans les Mondes Extérieurs, à ce que j’ai entendu. Je crois que Xuban a été rachetée par ton geste. Le blocus levé.
Weisse ne put réprimer un profond soupir. Il lui sembla que le sang coulait plus facilement dans ses veines.
— Et que dit Galben ?
— Je crois qu’il s’en tirera encore cette fois-ci, le bandit.
Weisse émit un petit rire fatigué. Il leva une main pour caresser la joue de sa compagne.
— Kalf aurait sans doute aimé voir cela, songea-t-il. Une sirène retentit à bord. L’atterrissage sur Xuban était imminent…
***
Quand Weisse pénétra dans la grande salle du Conseil Xubanien, les regards des cinq personnes présentes convergèrent avec ensemble dans sa direction. Il en fut moins impressionné qu’il ne l’avait imaginé. Il était encore trop sous le choc de son retour triomphal sur son monde. Il y avait là les trois gouverneurs rescapés de la Coalition des Huit – dont celui de Killion II –, le coordinateur Kel dont on savait depuis peu qu’il avait été désigné pour succéder au traître Lod Baney et… Le dernier personnage paraissait le plus redoutable, le plus austère. Weisse n’avait jamais vu ce grand vieillard désincarné au regard de glace, mais il sut d’instinct que c’était le Commandeur Général. Celui qui avait conduit sa planète à son apogée avant de l’entraîner dans le pire des gouffres… Les deux hommes échangèrent un bref regard, et Angam s’inclina légèrement avant d’approcher de la grande table de réunion carrée. Ce fut le Coordinateur Kel – aujourd’hui parfaitement lucide qui déclara le premier :
— Angam Weisse, notre Commandeur Général ici présent désirait que vous fussiez mis au courant des résultats de l’enquête et des conséquences qu’elle entraînait à présent.
Il chercha un coup d’œil d’approbation des autres membres, et l’ayant obtenu, poursuivit :
— Les preuves accumulées par vos soins ont convaincu les tribunaux des Mondes Extérieurs. Lod Baney, avec l’aide d’autres complices attachés de près ou de loin à des fonctions gouvernementales, préparait en effet une vaste opération militaire destinée primo : à renverser l’actuel régime xubanien. Secundo, à reconquérir les anciennes colonies de la planète afin de réinstaurer l’empire d’autrefois. Vos déclarations ont largement contribué à faire arrêter tous les responsables. Aujourd’hui, le réseau est épuré. Votre courage et votre abnégation, malgré le complot ourdi contre vous, et les risques mortels que vous avez pris pour sauvegarder l’intégrité de votre monde, vous désignent pour les plus hautes responsabilités. Les gouverneurs étrangers ici présents ont notamment exprimé le souhait de vous voir nommé chargé des relations avec ce que nous nommions il n’y a pas encore si longtemps, les Mondes Extérieurs. Aujourd’hui, nous en faisons de nouveau partie, car votre geste, Weisse, a prouvé si besoin était l’effort de changement de Xuban. Le Traité de la Coalition des Huit a été annulé cette nuit. Nous sommes redevenus un monde libre, qui ne souhaite qu’une chose, messieurs les gouverneurs, agir pour la paix et l’harmonie dans notre Système. J’en viens maintenant, Weisse, aux propositions personnelles que vous nous aviez soumises avant cette assemblée, à savoir : primo, le versement d’une récompense au propriétaire du cargo Kam IV, Syr Galben, et son amnistie sous promesse de cessation totale d’activité. Secundo, la réduction, puis l’élimination des Montreurs de Rêve dans la Cité Tentaculaire. Tertio, la fermeture des Fours Publics, qui ont joué un rôle si prépondérant et tragique dans ce trafic ignoble… Elles sont toutes acceptées.
— Dans ce cas, j’honorerai avec plaisir la mission dont le Commandeur m’aura chargé.
— Eh bien, c’est tout. Nous pouvons aller nous restaurer et savourer cette nuit de fête qui s’annonce. Les gouverneurs sourirent, et en compagnie de Kel, prirent bientôt congé. Restèrent seuls face à face, comme par une entente tacite, le Commandeur et Weisse. Ils se dévisagèrent quelques secondes sans rien dire, mais il était clair que chacun lisait en l’autre comme dans un livre ouvert.
— Vous m’avez forcé la main, Weisse, finit par déclarer lentement le haut personnage. Pourquoi n’avoir pas parlé de vos soupçons à mon égard ? Il vous aurait été facile de vous arranger ensuite pour devenir le Maître de Xuban, car votre popularité est en train de friser l’idolâtrie des foules…
— Telles n’étaient pas précisément mes intentions. Quant à mes soupçons, étaient-ils fondés ?
— A votre avis, Weisse.
— Mon avis est que votre règne prendra bientôt fin, et que vous l’aurez achevé sur un dernier coup de maître dont l’histoire se souviendra certainement.
— Avez-vous songé que vous aviez pu vous être trompé de bout en bout ? – Pas un seul instant, non.
— Si Baney avait réussi, nous aurions certainement connu la plus grande gloire jamais atteinte.
Et Weisse décela un tressaillement dans cette voix pourtant froide et dure comme un diamant.
— Le destin en a voulu autrement. Les prédicateurs prétendent que Dieu y serait pour quelque chose. Le Commandeur haussa les épaules et fit un signe pour congédier l’ancien prévôt. Angam pivota sur ses talons et gagna la porte. La voix sèche du Maître de Xuban le rappela :
— Nous avions de nombreux partisans, Angam Weisse. Il y en a encore. J’ignore quand et comment. Mais ils vous traqueront et vous tueront.
Cet aveu fit l’effet d’une gifle au Xubanien. Sans un mot, il acquiesça lentement et referma la porte derrière lui.
Il regarda le long couloir désert qui se déroulait devant lui. Il posa une main sur son fusil et prenant une profonde inspiration, prit la direction de la sortie. Dehors, la nuit était tombée, résonnant du tumulte de la fête. Angam s’arrêta en haut des marches du palais gouvernemental, savourant le bruit qui parvenait jusqu’à lui, cette liesse dont l’obscurité semblait imprégnée jusque dans ses replis les plus intimes…
Une forme sombre rampait péniblement vers lui, s’aidant de ses ailes trop longues, trop lourdes. Weisse l’enjamba sans la voir. Myra venait d’apparaître au bas de l’escalier, avec Mak. Il les embrassa tous les deux et ensemble ils prirent la direction du cargo de Galben, garé dans le parc synthétique.
Le Horlag mourut sans un cri.